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Akira - 20 ans Après - Partie 1


Avant toute chose, nous tenons à remercier Guilhem, Funman et l'équipe du JapanBar qui nous ont permis de publier cet article que vous pouvez également retrouver sur le site JapanBar.net.

INTRODUCTION


Adaptation animée du manga éponyme de Katsuhiro Otomo, ce film n’avait besoin d’aucune campagne marketing pour se faire connaître. Effectivement, dès ses premières planches parues dans les pages du bimestriel Young Magazine, presque six ans plus tôt, le manga original d’Akira s’était déjà imposé auprès des lecteurs, et de façon foudroyante, comme la nouvelle référence de la pop culture japonaise.

Avec son univers décadent et rouillé, son ambiance Mad Max (ultra-violence motorisée) et Blade Runner (futur immédiat inhumain), son urbanisme vertigineux mais étouffant, ses personnages principaux délinquants et motards toujours sur la ligne blanche, sa société presque totalitaire où l’individu disparaît face au groupe, Akira nous décrivait un monde en pleine dégénérescence qui n’allait pas sans nous rappeler le notre. Les lecteurs Japonais s’y étaient certainement retrouvés...

"Kaneda et sa bande : des jeunes du centre d’insertion et d’apprentissage professionnel, des loubards auxquels l’avenir n’a déjà plus rien à offrir. Ils foncent dans la nuit, fuyant un monde qui les étouffe...". Difficile de poser une ambiance mieux que ça. Si caractéristiques des mangas, et donc si loin des clichés dûs au politiquement correct du comics US ou au marché étriqué des BD franco-belges, les héros d’Akira permettaient aux lecteurs de s’identifier à eux : déchet de la société, ce gang à deux roues prend sa dose d’amphés avant d’aller se noyer dans les ténèbres de l’autoroute, là où l’attend la bande rivale des clowns et les gyrophares de la police, mais aussi pas mal de haine et beaucoup de sang ; toute la recette d’un no-future bien barré, pour ne pas dire postmoderne.

Ils ont un avenir pourtant, du genre dont on ne se remet pas, fait entre autres de terroristes, de magouilles politiques, de militaires manipulateurs et d’une horde d’enfants mutants dont le numéro 28 n’est autre qu’un certain Akira. La bande de motards tarés se retrouve soudain propulsée au beau milieu d’un méli-mélo apocalyptique dont la totale oblitération de cette mégalopole qu’est Néo-Tokyo ne sera qu’un épisode parmi d’autres. Après tout, la cité a déjà été anéantie 38 ans plus tôt, au tout début de la Troisième Guerre mondiale qui a englouti les 3/4 de la planète.

Le film ne se contente pas de condenser tous ces éléments, ce serait trop simple et de plus, techniquement irréalisable. Tout comme le fit "Macross, Do You Remember Love ?" en son temps, la version film d’Akira est, en de nombreux points, différente de l’œuvre originale dont elle est tirée : plus complexe dans l’idée, plus intimiste vis-à-vis de son auteur, et surtout plus visuelle et plus frappante dans ses images.

Car si la version animée d’Akira choque, c’est par sa puissance visuelle. Jamais jusqu’à ce moment-là, on avait vu une animation aussi travaillée, aussi profonde. Toutes les techniques les plus sophistiquées y ont été utilisées, et les autres ont été inventées pour l’occasion. La bande sonore aussi sort complètement de l’ordinaire, et de telle sorte que les bruitages et la musique, hallucinants, clouent littéralement le spectateur sur son siège. Akira est un direct du droit d’une durée de deux heures.

Succès national sans précédent au Japon, acclamé tant par le public que par la critique, Akira a illuminé tout l’empire du soleil levant avant d’éblouir les États-Unis, puis le reste du monde. Pourtant, ce n’était pas gagné, surtout chez nous où les productions nipponnes avaient la vie dure à l’époque (qui a oublié les tollés des associations de parents provoqués par les scènes les plus corsées de Ken le Survivant et des Chevaliers du Zodiaque, ces productions pour ados pourtant diffusées dans une émission pour les petits ?) : la parution en fascicules du manga entravée par une distribution hasardeuse des premiers numéros, le film resté moins d’une semaine à l’affiche sur Paris, les traductions de l’une comme l’autre version aussi approximatives que d’habitude, le succès d’Akira est dû au professionnalisme de la presse spécialisée – alors balbutiante à l’époque – mais aussi au bouche à oreille.

À l’origine de cette œuvre, d’abord graphique puis cinématographique, Katsuhiro Otomo : un homme souriant et plutôt timide, au visage tranquille, qui, penché sur sa table à dessin, imagine un monde apocalyptique où se déchaîne l’holocauste. À l’époque, Akira marquait une continuité dans son œuvre, en se plaçant dans la veine du manga antérieur de l’auteur, Rêve d’Enfants, qui le précède à peine et, au moins sous certains aspects, le préfigure. Mais si le lien qui unit ces deux œuvres saute aux yeux, si leur point commun est flagrant, leur symbolique respective diffère de façon radicale, de sorte qu’il serait trop facile de dire qu’Akira ne fait que remplir les blancs laissés par Rêve d’Enfants : si le thème reste le même – celui de l’enfant surhomme, l’enfant quasi-divin qui constitue le point de départ de ces deux pièces maîtresses – ces deux histoires ne sont que des cousins éloignés dont le plus jeune surclasse son aîné en tous points, sans toutefois parvenir à l’effacer, et heureusement.

À l’occasion de ce vingtième anniversaire donc, et alors qu’une version live action de ce film se profile à l’horizon, nous vous invitons pour un petit voyage dans le temps vers les racines du mythe...



L’ŒUVRE ET SON AUTEUR

C’est le 6 décembre 1982, dans les pages de Young Magazine, que paraissent les premières planches des 2000 que comptera Akira, dont la publication s’étalera sur une petite dizaine d’années, à raison d’une nouvelle fournée tous les deux mois. Mais si le succès est immédiat, c’est aussi parce que l’auteur n’en est pas à son coup d’essai. De plus, son œuvre précédente, Dômu/Rêves d’Enfants, a déjà fait pas mal parler d’elle : publiée dans Action Comics sur une paire d’années, ce récit basé sur l’affrontement d’êtres doués d’une puissance psychique terrifiante au beau milieu d’un complexe résidentiel de Tokyo, lui a déjà valu un immense succès, tant populaire que critique. Pourtant, à cette époque, l’intérêt de l’auteur pour la parapsychologie n’est pas nouveau, ou en tout cas pas complètement. Il l’avait abordé dans Fireball, qui en plus d’être son premier véritable essai en matière de science-fiction, introduisait aussi les autres thèmes appelés à devenir sa marque de fabrique, c’est-à-dire les pouvoirs psychiques, la lutte de l’Homme contre une technologie phagocytaire de l’esprit et la dystopie totalitaire d’un Japon post-nucléaire ; des sujets peu innovants mais qui étaient traités de façon personnelle.

Akira est donc le fruit d’un long développement personnel, la lente maturation de techniques narratives et graphiques mais aussi de développement d’idées et de sensibilités : c’est un chef-d’œuvre dans le sens traditionnel du terme, c’est-à-dire l’aboutissement d’un apprentissage, la fin de la longue route qui mène de l’aspirant au maître, de l’artisan à l’artiste.


1. Avant Akira :
Katsuhiro Otomo naît le 14 avril 1954 dans la préfecture de Miyagi, une province d’agriculteurs et de pêcheurs située à environ 400 kilomètres au nord-est de Tokyo. C’est une époque charnière du Japon d’après-guerre. Les troubles sociaux, qui ont suivi la défaite et les réorganisations sociales et politiques menées par l’occupant américain, arrivent à leur terme et une nation nouvelle s’éveille à cette modernité que pourtant, déjà, elle accepte mal. La rupture avec le Japon traditionnel, monarchiste et militariste, a été rude – en partie car imposée par le vainqueur – et celui qui s’annonce, à la fois industriel, démocratique et pacifique, reste encore de nos jours perclus de stigmates suite à cette "Expérience Originelle" où le manga moderne trouve ses racines, des origines tortueuses et sombres qui virent un rejet des valeurs ancestrales au profit d’autres plus ancrées dans cet ordre nouveau.

Car le manga d’après-guerre n’a plus grand-chose à voir avec celui d’avant, traumatisme collectif oblige. Si le terme « manga » fut inventé par le maître de l’estampe Katsushika Hokusai (1760-1849) pour désigner ses croquis qu’il qualifiait ainsi d’"images dérisoires", le Japon avait déjà développé l’art du rouleau peint mêlant texte et images depuis le VIIIème siècle ; il y a donc au Japon une culture très ancienne de la "bande dessinée" (au sens strict du mot "bande" puisqu’un rouleau n’est jamais qu’une bande enroulée, comme au sens figuratif puisque le mélange des images et des mots est la définition même de la BD), culture qui explique la sensibilité des japonais au système de l’image en général, et d’autant plus que leur langage, déjà, est à base d’idéogrammes, c’est-à-dire d’autres formes d’images : au Japon, comme dans l’ensemble de l’Asie, le mot est une image, ce qui va à l’encontre de la conception occidentale des choses où "au début, il y eut le verbe", pour simplifier, et qui a longtemps eu une nette tendance à exclure les artistes des hautes sphères intellectuelles en général et surtout littéraires. À l’époque d’Edo (XVII-XIXème siècle) les Japonais aimaient beaucoup les romans populaires faits de textes et de dessins et quand le pays se modernisa, à l’ère Meiji (1868-1912), il s’imprégna des cartoons américains : la première publication qui s’en inspira fut le Jiji manga, supplément d’un grand quotidien progressiste, qui espérait ainsi toucher le peuple ; le manga connut donc un rôle politique. Mais il fut surtout employé à divertir les masses à travers de gros magazines qui présentaient reportages, feuilletons et bandes dessinées, même si ces dernières se situaient loin de ce qu’on appelle "manga" aujourd’hui car, avec leur style "à la Disney", ces productions ciblaient surtout une audience d’écoliers. Ce fut la rupture provoquée par la défaite de 1945 qui changea la donne à tout jamais.

En effet, dans ce Japon en ruines, les valeurs d’antan sont éteintes : la génération de la fin des années vingt, élevée dans l’idée que le Japon devait dominer le monde mais qui s’avère n’être qu’un perdant, assiste avec l’impuissance de l’enfance à l’effondrement de son pays, et ce traumatisme – que Saya Shiraishi, de l’Université de Tokyo, appelle "Expérience Originelle" – en fait des adultes avant l’heure. Leurs parents victimes des combats ou muets de culpabilité tout en s’harassant à lutter contre la famine, ces enfants sont seuls, bouleversés par l’écroulement des valeurs traditionnelles du pays auxquelles le vainqueur ne substitue qu’un palliatif sous la forme d’une démocratie chrétienne qui cadre mal avec la culture locale encore toute empreinte de féodalité shintoïste.

(Car la démocratie a été imposée au Japon par le conquérant américain, ce qui est pour le moins paradoxal puisque ce système politique est supposé être le choix du peuple ; le parallèle avec l’actuel Irak se fait de lui-même...)

Le manga moderne trouve sa raison d’être dans cette rupture fondamentale qui pose les bases d’un Japon nouveau, car c’est la première forme d’expression à renaître dans ce chaos, tant moral que physique. Survivants des décombres, les mangakas s’engagent ainsi à traiter de tous les sujets, pour toutes les audiences et sous toutes les formes, afin de participer eux aussi à cette réinvention des repères sur lesquels s’appuie encore le Japon d’aujourd’hui. De cette "Expérience Originelle", ils tirent les éléments capitaux du genre – comme l’échec ou l’absence des adultes et la refondation du monde par les jeunes ou leurs difficultés dans les relations avec le sexe opposé – mais aussi les qualités centrales de leurs héros – cette fureur de (sur)vivre épaulée par une confiance à toute épreuve souvent doublée d’une détermination surhumaine. Ainsi, l’œuvre fondatrice de Tezuka, sacré "Dieu des mangas", présente-t-elle des gentils cartoons et des drames humains, des séries "à l’eau de rose" et des samouraïs, des futurs bariolés et des fresques historiques, en plus d’inventer la majorité des techniques narratives et graphiques qui révolutionnent le média. En même temps se développe le gekiga, qui signifie littéralement "dessins dramatiques" : ciblant un public adulte, ces livres brochés mais peu coûteux traitent les sujets les plus délicats sans aucun tabou ni censure ou politiquement correct.

Ainsi, sur les pas du "Dieu" Tezuka, les mangakas des années 1960 attaquent en force en mariant le manga au gekiga : s’écartant de la sophistication "bonsaï" et rejetant l’austérité "zen", ils trouvent dans le grotesque de la culture traditionnelle japonaise leurs propres inspirations pour tourner en dérision la religion, la police ou l’image du père. Dans cette civilisation encore hautement patriarcale, ils caricaturent l’orgueil machiste ou les attributs masculins et n’hésitent pas à évoquer l’homosexualité. Avec la hargne des victimes, ils dénoncent la guerre et le militarisme. C’est donc une évolution majeure qui se produit alors que la génération d’après-guerre approche l’âge adulte – une évolution que la BD franco-belge n’a pas su faire à la même époque et que les comics américains ont à peine effleurée. C’est aussi le moment où apparaissent les premiers shônen, ces séries pour ados qui deviennent vite populaires au-delà du public visé. Car le lectorat s’identifie bien sûr à ces héros : tout le mouvement politique et contestataire des étudiants de l’époque puise son inspiration, sa révolte, dans cette culture manga à présent devenue iconoclaste. C’est dans ce foisonnement d’images et d’idées que grandit le jeune Otomo.


Mais la culture de l’ancien occupant devenu allié résonnera aussi dans son inconscient de façon particulière, déterminante. Enfant déjà, il se passionne pour le cinéma, allant souvent jusqu’à passer des heures dans le train menant à Sendai pour y voir des films. Au collège de Samuna ensuite, il découvre – entre autres influences – cette "new wave" américaine située à la charnière des années 60 et 70. De cette boulimie de films, il retiendra surtout deux œuvres qui restent à ce jour ces favorites : Rebel Without A Cause (La Fureur de Vivre) de Nicolas Ray (1955) et 2001: A Space Odyssey (2001, L’Odyssée de l’Espace) de Stanley Kubrick ( 1968 ) joueront, le temps venu, un rôle considérable dans la création de son chef-d’œuvre.

Mais toutes ces expériences cinématographiques eurent surtout un profond impact sur son style de dessinateur : sa créativité visuelle se transposant aisément sous la forme du comic book – un autre "héritage" de l’ennemi d’hier – et très admiratif des BD américaines mais aussi et surtout des productions européennes sur ce même média, il développe vite un style graphique qui se veut résolument réaliste, c’est-à-dire en rupture complète avec le style tezukien inspiré des productions Walt Disney. Après le lycée, il part donc tout naturellement pour Tokyo dans l’espoir, très répandu parmi les gens de son âge à l’époque, de devenir mangaka.

Après quelques petits jobs, il vend sa première bande – A Gun Report – qui paraît dans le numéro d’octobre 1973 du magazine hebdomadaire Action Comics. Cette libre adaptation de Mateo Falcone, une nouvelle de Prosper Mérimée publiée dans La Revue de Paris en 1829, souligne bien l’inspiration inhabituelle de l’auteur débutant : un jeune corse accepte un pot-de-vin pour cacher un contrebandier avant de balancer celui-ci à son oncle policier et finit abattu par son propre père après avoir été forcé à réciter ses prières. Au cours des années suivantes, Otomo dessine de nombreux récits courts pour le même magazine, s’essayant à plusieurs sujets et thèmes, tels que l’humour, les histoires de guerre et les récits historiques. Quoique modifiée pour l’occasion, une de ces histoires trouvera sa place dans l’anthologie animée Memories qu’il réalisera plus de vingt ans après pour le cinéma. Bien qu’encore loin de la célébrité et malgré son art encore balbutiant, quelques amateurs apprécient déjà cet auteur qui – comme beaucoup de ses confrères du moment – se place loin du carcan tezukien standard.

À cette époque, Otomo vit dans une nouvelle banlieue de Tokyo qui accueille un large éventail des basses classes du Japon, des simples ouvriers aux jeunes parents, en passant par les tenanciers de bars et les petits aspirants yakusa, tous plus ou moins paumés dans cette nouvelle expérience suburbaine. Ces personnages se retrouveront tous à un moment ou un autre dans les histoires d’Otomo, leur donnant ainsi une crédibilité et un réalisme uniques. C’est donc une période où il absorbe de nombreuses influences qui auront une importance déterminante pour la suite de sa carrière. En 1974, il entame Boogie Woogie Waltz, une série de shorts située sur la face obscure de la vie urbaine dans le Tokyo moderne et qui fouille sans gêne dans les problèmes de drogue, les perversions sexuelles et le rock. C’est sa première production d’envergure, au point d’être présentée en première page d’Action Comics. Deux ans plus tard, en 1976, la sortie de ses recueils d’histoires courtes, Short Peace et Highway Star, l’incite à poursuivre dans le manga à travers de nombreux autres shorts.


Il rencontre sa femme Yoko peu après, avec laquelle il découvre New-York pendant leur lune de miel en 1977, une cité dont l’urbanisme l’impressionne beaucoup. Ainsi, de retour au Japon, il commence Sayonara Nihon, les chroniques d’un japonais, professeur d’arts martiaux à Manhattan. C’est alors la plus longue production d’Otomo, et aussi sa première histoire à suivre.

Cette expérience du "long run" l’encourage, entre plusieurs histoires courtes, à se lancer en 1979 dans Fireball, projet déjà évoqué plus haut et dont la rumeur affirme qu’il demeure inachevé. C’est pourtant une œuvre tout à fait importante car c’est au cours de ce développement qu’il abordera les thèmes qui feront ses plus gros succès, tant commerciaux que critiques, et qui s’enchevêtreront à nouveau dans l’apothéose d’Akira. Mais si violences urbaines, désordres sociaux, pouvoirs psychiques, expériences menées sur des humains et totalitarisme post-nucléaire sont aussi parmi les composantes principales du chef-d’œuvre d’Otomo, c’est dans son projet suivant qu’il trouvera l’élément central qui donnera à Akira toute une partie fondamentale de sa profondeur et de sa force : l’enfance, de préférence saccagée, détruite, tordue. En un mot, mutante.

Après Kibun wa mô Sensô, une histoire de guerre adaptée d’un roman de Toshihiko Yahagi sur un script de l’auteur, mais aussi It’s A Crazy, Crazy World, une série populaire qui parodiait Charles Perrault et Lewis Carrol, entre autres auteurs classiques, Otomo attaque Dômu/Rêves d’Enfant en 1980. Ce dernier obtiendra le Grand Prix de la Science-Fiction trois ans plus tard, à l’occasion de sa parution en album : une première car jusqu’ici ce prix n’avait jamais récompensé un manga. Otomo se serait inspiré d’un fait divers mystérieux de 1972, une vague de suicides inexpliqués dans une cité HLM semblable à celle qu’il habite à l’époque. Mais si Dômu l’impose comme un auteur majeur, c’est plus par ses idées que son graphisme (quoique tout à fait admirable pour l’approche quasi-cinématographique du manga). Effectivement, Rêves d’Enfant explore un univers certes éculé – les fictions traitant de l’enfance sont pour le moins légion – mais d’une manière toute personnelle, et beaucoup plus profonde qu’elle n’y paraît au premier abord. Après une première page montrant en une seule et grande case une poignée d’enfants qui joue, on peut lire un échange en "off" de quelques gamins sur fond de vieux jouets poussiéreux amassés dans une pièce lugubre : "La casquette de Takeshi, elle est géniale, avec ces deux ailes sur le côté, comme ça... Deux ailes argentées... Mais Takeshi est un idiot. Quelle idée d’y accrocher un badge des "Giants" ! En plus, il est maladroit : il tombe tout le temps de son skate-board..." En quelques cases au cadrage digne d’un parfait story-board pour le cinéma – un sens du découpage que l’auteur a mis bien longtemps à développer et qui lui a valu l’admiration de ses pairs – apparaît un quadragénaire coiffé de ladite casquette, qui monte jusqu’à la terrasse de l’immeuble pour se suicider. Plus loin : "Depuis le début, à savoir depuis exactement trois ans et deux mois, il y a eu cinq cas supposés de suicide, sept accidents, trois incidents et neuf morts suspectes..." annonce un des policiers chargé de l’enquête. Ces faits pour le moins étranges, voire inquiétants, se sont produits dans des immeubles de Tokyo essentiellement habités de fonctionnaires et autres classes moyennes ; une affaire d’autant plus sombre que les suspects, balancés par un résident du coin comme dans tout bon polar qui se respecte, sont un camionneur porté sur la bouteille, un colosse simple d’esprit, une jeune femme lugubre qui promène une poussette vide depuis son avortement, plus quelques autres spécimens d’un véritable festival des paumés et des rebuts : bref, une vue en coupe d’une ville malade.


Pourtant, comme dans les meilleures histoires policières, aucun de ces suspects n’est coupable, ni même victime, à peine témoin, et encore... Car Dômu a des implications pour le moins dérangeantes. Tout s’y déroule à travers trois facettes de cette psychologie de l’enfance d’où les adultes sont exclus. C’est une œuvre profondément noire qui se base sur l’étape de la vie la plus dure et la plus pessimiste qui soit, dans la pure tradition de Sa Majesté des Mouches. Ces trois aspects y sont représentés par les principaux protagonistes de l’histoire : d’abord le plus évident, la petite Etsuko, qui doit avoir à peine 10 ans, puis l’enfant-adulte Yo-Chan, un simple d’esprit dont l’intelligence a cessé de se développer alors que son corps poursuivait sa croissance, et enfin il y a le vieux Cho-San, parfaite incarnation du plus étonnant aspect de l’enfance, celui du gâtisme c’est-à-dire la négation de l’état adulte et de la vieillesse par une retombée dans l’enfance. Le vieux Cho-San vit seul depuis plusieurs années et, sa raison ayant vacillé depuis longtemps, il ne pense plus comme un adulte : enfant-vieillard, il se distrait à travers les bêtises de la prime enfance pour mieux taquiner ces adultes dont il ne fait plus partie. Mais Cho-San n’est pas juste un vieillard gâteux, c’est surtout le détenteur de pouvoirs parapsychiques très puissants avec lesquels il tue pour le plaisir du jeu. Beaucoup d’auteurs en seraient restés là, sur cette révélation, à travers une simple chute dans la conclusion du récit, mais on a affaire à Otomo...

La petite Etsuko possède elle aussi des facultés parapsychiques au moins égales à celle de Cho-San. Ayant emménagé récemment, elle connaît les agissements du vieillard, qu’elle n’apprécie pas plus que ça. C’est quand celui-ci s’en prend à son ami, l’enfant-adulte Yo-Chan, le simplet, qu’elle réagit. Un duel psychique titanesque s’ensuit, qui annihile la moitié du quartier résidentiel et provoque des dizaines de morts. L’intervention des autorités y met un terme avec l’évacuation des immeubles, laissant l’issue du combat reportée à plus tard. Quelques jours après, dans le parc de la résidence épargné comme par miracle, Etsuko réglera son compte à Cho-San depuis sa balançoire, alors que le vieillard est assis sur un banc à quelques dizaines de mètres de là. D’un esprit à l’autre, dans le plus pur style X-Men (duels parapsychiques sur le plan astral), des puissances mentales terrifiantes se déchaînent à nouveau, mais en silence, en toute discrétion, en tordant juste un des montants de la balançoire dans un grincement bref, jusqu’à ce que le petit vieux s’effondre enfin, mort.

L’histoire est présentée de façon très objective, montrant chaque point de vue à la fois et laissant ainsi le lecteur constater le désarroi complet des adultes face à une situation que leur esprit n’est plus en mesure d’appréhender : ils ont trop grandi. On voit aussi, de façon très claire, comme si c’était le point central du récit, l’insignifiance des adultes dans le monde des enfants. Car ceux-ci ne se reconnaissent qu’entre eux : seul un enfant a de l’importance pour un autre enfant, et c’est bien ce qui conduit la petite Etsuko à tuer le vieux Cho-San quand celui-ci s’attaque à son ami Yo-Chan, alors que la mort d’une douzaine d’adultes l’avait à peine effleurée. Il n’y a là-dedans aucun sens de la justice – une valeur strictement adulte en fin de compte – mais juste un caprice, une colère certes légitime mais tout autant immature par sa cruauté et sa disproportion. La problématique ainsi posée peut sembler incongrue, voire hors de propos, mais elle ne manque pas de sens : si dans la réalité le rapport de force joue toujours en faveur des parents, qui peuvent ainsi corriger un enfant turbulent, que se passerait-t-il si ce rapport de force était inversé ? Ainsi, à travers une énième traversée du miroir, Otomo jette au panier les théories freudiennes sur l’innocence de l’enfance. Mais, bien avant cet aspect un tant soit peu métaphysique, Dômu témoigne d’une problématique en prise directe avec le présent ; car le vieillissement de la population demeure un des problèmes cruciaux du Japon contemporain, de sorte que Otomo dénonce surtout à travers cette œuvre une forme tout à fait pernicieuse d’infantilisation de la société nippone : une forme d’infantilisation d’autant plus regrettable qu’elle touche une "tranche" de la population que cette société encore très patriarcale et shintoïste – cette religion japonaise qui voue un culte aux ancêtres à travers un polythéisme animiste – tend à sacraliser en leur conférant du même coup une autorité prépondérante. Au final, Otomo brosse là le portrait d’une société moins percluse par le vieillissement démographique qu’assujettie à celui-ci, tout en remportant au passage un immense succès à la fois public et presse qui l’impose comme un des plus grands mangakas du moment, et peut-être un des plus grands mangakas tout court.

En parallèle de Dômu, Otomo trouve des postes sur divers projets. L’année 1982 le verra comme special guest designer sur Crusher Joe, un space opera orienté action et plutôt classicos dans la facture bien qu’assez ambitieux par son staff qui rassemble quelques nouveaux talents prometteurs (on y trouve entre autres Shoji Kawamori, dont le Macross fait déjà bien parler de lui, ainsi qu’Akira Toriyama, qu’on ne présente plus, ou encore Haruka Takachiho, créateur du manga original dont ce film est une adaptation mais aussi des Dirty Pair, alias Dan et Danny) ; puis Otomo travaille comme chara designer sur Harmagedon, un navet aussi grandiloquent que ridicule, tiré d’une série de romans et qui n’a de commun avec Akira que les pouvoirs psychiques ainsi qu’une dimension apocalyptique qui influencera peut-être le chef-d’œuvre d’Otomo. Ces deux films sortiront l’année suivante. Mais surtout, il réalise en 16mm son premier live action, un court-métrage expérimental au titre limpide, Jiyuu O Warerani (Give Me A Gun, Give Me Freedom) : Otomo exprimera tout son art à travers la violence.

Une violence qui trouvera une place abondante dans sa prochaine œuvre, comme un pivot central. Toutes les pièces de l’ouvrage maintenant en place, celui-ci est imminent ; arborant le numéro 28, il porte un des prénoms les plus communs, les plus banals du Japon : Akira.


2. Pendant Akira :
Les premières pages d’Akira paraissent dans Young Magazine le 6 décembre 1982. Il va de soi qu’une histoire qui débute par l’oblitération totale de Tokyo par ce qui a tout l’air d’une explosion atomique, peut difficilement laisser le public japonais indifférent, pour des raisons évidentes. La Troisième Guerre mondiale qui s’ensuit, et qui engloutit le monde dans l’holocauste nucléaire, est un sujet plus banal pour les aficionados de science-fiction mais encore assez dans l’air du temps pour interpeller le public. À cette époque, les cicatrices de "L’Expérience Originelle" du lendemain de la défaite de 1945 sont encore profondes dans l’inconscient collectif du pays. De sorte que lorsque les héros de l’histoire apparaissent, Kaneda en tête, tous des ados orphelins fonçant plein pot sur les autoroutes d’un ordre nouveau urbanisé à outrance mais où saillent encore ici et là quelques ruines du monde d’avant, le parallèle avec l’après Seconde Guerre mondiale ne laisse plus aucun doute : on a bien affaire à la quintessence des diverses psychoses issues de la dichotomie, pour ne pas dire la schizophrénie, qui écartèle l’archipel japonais – "entre tradition et modernité" comme on dit volontiers sans vraiment savoir de quoi il s’agit – et depuis presque 40 ans à l’époque où commence la parution du chef-d’oeuvre d’Otomo.


Les lecteurs japonais se reconnaissent forcément dans cette histoire où les métaphores sous-jacentes sont omniprésentes sur leur nation, leurs frustrations, leur besoin d’échapper à un système sclérosé et de s’affirmer par eux-mêmes. Le parcours personnel de l’auteur, partagé par des millions de ses concitoyens, se télescope dans les cases d’Akira : en 1968, Otomo assiste aux répressions policières au Japon alors que se préparent les JO. Dans Akira, un climat identique enrobe la construction d’un stade gigantesque dans le Neo-Tokyo de 2019. Étrange parallèle : en revivant son passé, Otomo construit un futur où s’intègre le cinéma qui l’a marqué, sauf que là ce n’est pas l’hyper-technologie de Blade Runner ni la fureur de Mad Max ou la métaphysique de 2001, L’Odyssée de l’Espace mais Easy Rider (grosses bécanes), Cinq Pièces Faciles (satire sociale), Bonnie and Clyde (gunfights d’un jeune couple en cavale) et Des Fraises et du Sang (manifs sur les campus) : irrésistible besoin d’autre chose, de changer d’horizon, de fuir une société étouffante qui ne parvient qu’à nous tuer un peu plus à chaque jour. Page après page, Akira pilonne le Japon contemporain, mais discrètement : "Au premier abord, Akira est une histoire mettant en scène des pouvoirs parapsychiques que développe un gamin," déclare Otomo dans Mad Movies. "Je pense quant à moi qu’Akira est principalement l’histoire d’une amitié entre Kaneda et Tetsuo. J’ai quelques amis inestimables. L’un d’eux est mort. Akira raconte comment deux amis, inséparables pendant leur enfance, grandissent indépendamment dans des milieux très difficiles." L’autobiographie rend ainsi l’histoire d’autant plus palpable, d’autant plus crédible : on n’écrit pas de la science-fiction pour échapper au réel, il finit toujours par nous rattraper. Et Otomo ajoute : "Il y a aussi une partie de moi dans chaque personnage que je dessine. Jamais je ne pourrais dessiner des personnages qui me sont totalement inconnus." Comme pour beaucoup de prods nippones, Akira est avant tout une histoire de relations humaines, mais plus que tout, une œuvre intimiste, personnelle. L’année 68 de la contestation, des films cultes d’un cinéma qui dit ce qu’il pense, un ami disparu à jamais,... Otomo ressemble à Kaneda. Les souvenirs d’antan prennent le pas sur la métaphysique du devenir de l’humanité : Akira replace Jeux Interdits dans un décor à mi-chemin entre Blade Runner et 2001, l’Odyssée de l’Espace. L’histoire d’Akira concerne tous les jeunes du Japon et du reste du monde parce qu’elle se nourrit de leurs interrogations, de leurs doutes : comment alors s’étonner de l’admiration dont cette œuvre est l’objet ?

En 1984, Otomo est assez riche pour créer son propre studio, MASH Room, afin d’assurer la livraison des épisodes du maintenant très demandé Akira, dont débute par ailleurs la publication en albums et qui reçoit le prix Kodansha la même année. De sorte qu’on parle de plus en plus d’une version animée. Car le destin d’un manga est bien sûr directement lié à son succès ; populaire d’abord, car celui-ci est gage de recette, et critique ensuite, car une œuvre remarquée fait parler d’elle et attire d’autres lecteurs. Il faut aussi garder à l’esprit le parallèle qui existe – depuis toujours – entre mangas et animes : les uns inspirent les autres, et de plus en plus à travers cette industrie du media mix où les œuvres se trouvent déclinées sur tous les supports : BD et films/séries mais aussi jeux vidéo, card games, pièces radio, etc. ; chaque nouvelle itération peut être une simple adaptation comme une narration alternative ou un spin off basé sur des personnages, une intrigue ou même des lieux, voire une époque, différents. Si ce foisonnement d’œuvres est – bien évidemment – une remarquable adaptation à la notion de profits inhérents au système capitaliste, c’est aussi un élément fondamental de la pop culture japonaise, un fervent témoignage de son dynamisme. Car mangas et animes sont dynamiques, et en perpétuels changements.

Les premiers sont dynamiques par leur diversité d’auteurs qui permet une grande variété de styles artistiques et narratifs, mais aussi par leur graphisme spécifique qui délaisse les mots au profit du mouvement et des expressions, créant ainsi des sortes de films imprimés, et enfin par son ouverture aux opinions des lecteurs qui peuvent "voter" pour leurs séries préférées au moyen de cartes-réponses incluses dans chaque magazine. Ainsi les mangas ont-ils pu se moderniser en suivant les moindres mouvements de la société japonaise, alors que comics et BD franco-belges restent plus statiques en dépit du talent évident des créateurs qui se heurtent à la censure aux USA ou bien à un public peu ouvert à la nouveauté en Europe – si elles existent bien, et comptent elles aussi, même de façon ponctuelle, les exceptions sont malheureusement trop rares.

Les seconds, les animes, sont dynamiques par leur relation – intrinsèque – avec les premiers. Très tôt au début de sa carrière, Tezuka avait décliné ses mangas sous forme d’animes. L’adaptation s’est faite rapidement. Le lien entre ces deux médias s’est donc vite fait une place – indiscutable, comme la plupart des autres enseignements du "Maître" – chez tous les mangakas. Ainsi, les animes ont rapidement transposé sous la forme animée l’ensemble des caractéristiques du manga, évoquées dans le paragraphe précédent, en se réappropriant du même coup son dynamisme. Jean "Moebius" Giraud donne son opinion à ce sujet dans une interview d’Animeland : "Pour moi, c’est une révolution comparable à celle qu’il y a eu quand on a eu Métal Hurlant" (NDLR : il fait ici référence au magazine français de BD qui révolutionna le genre dans les années 70 au point d’avoir son homologue aux USA, sous le titre de Heavy Metal). "C’est-à-dire," poursuit Moebius, "le DA est comparable à ce qu’était la BD dans les années 50 : un ghetto culturel, magnifique, doré, mais une prison quand même. Et ça, c’est Walt Disney qui en a fait les murs. La liberté de création demande que toutes ces limites soient repoussées. Les Japonais ont créé un système de production qui a une dynamique interne telle, que le dynamitage s’est produit. Ils ont mis une telle force à l’édification d’un monde de dessins animés que peu à peu il a pris vie. Et avec le temps, une autonomie culturelle l’a amené à sa majorité. Le premier auteur à initier cette majorité a été Osamu Tezuka. Il ne faut pas oublier que c’est lui le créateur du dessin animé au Japon. Il a inventé le dessin animé primitif, mais l’a poussé jusqu’à la fin de sa vie toujours plus loin, pour toujours être d’actualité. (...)" Et quand on lui demande s’il pense que la BD franco-belge devrait voir sa continuation dans le dessin animé : "Moi, je pense qu’en France, les gens devraient cesser de considérer le dessin animé comme une expression uniquement enfantine ou infantile et qu’on accepte de rentrer dans l’utilisation de ce système d’expression incroyable pour raconter des histoires qui nous plaisent, et que ça échappe aux gens qui sont dans une neurasthénie culturelle à exprimer leur ego en long, en large, en travers, dans des courts métrages insipides, obscurs, des symboles catastrophiques sur la condition humaine. C’est pas marrant. Ce que l’on veut, c’est du plaisir et que ce plaisir débouche sur une connaissance."


Une adaptation en long-métrage d’animation d’Akira se met donc en route courant 85. Otomo explique sa démarche : "Au-delà de notre perception du quotidien, la planète va inexorablement vers sa destinée cosmique. J’ai senti là le défi de créer le plus grand spectacle, la plus grande catharsis, jamais entrepris jusqu’alors." Otomo est donc pour le moins ambitieux et va jusqu’à citer deux monuments du cinéma de science-fiction comme principales sources d’inspiration : Blade Runner et 2001, l’Odyssée de l’Espace. Rien que ça. Pourtant, ses intentions sont nuancées : "C’est difficile de dire exactement ce que j’ai voulu faire avec Akira. Akira peut être jugé sur ses qualités techniques, je ne peux pas soutenir qu’il s’agit d’un pamphlet sur l’amitié, d’un traité sur la parapsychologie. Définir Akira n’est pas si simple. Par exemple, je ne peux pas dire que l’amitié entre Tetsuo et Kaneda est le sujet du film. Cela n’en serait pas une définition exacte. Akira peut s’expliquer à différents niveaux et implique plusieurs dimensions dans la description des personnages. J’ai aussi fait Akira pour expérimenter de nouvelles techniques. Je voulais vraiment que la version cinéma agisse à plusieurs stades de compréhension. J’espère que le public me suivra dans mes tentatives."

La tâche est donc colossale. Dès l’étape fondamentale du story-board, sans lequel on ne peut rien animer, Otomo rencontre des difficultés : "J’ai mis noir sur blanc un nombre incroyable de dessins pour le story-board. J’ai dessiné tout ce que le film aurait pu montrer. C’est seulement ensuite que j’ai supprimé tout ce qui n’était pas dramatiquement nécessaire. Pour cette raison, la rédaction du story-board a demandé un temps fou. Selon moi, il s’agit de la partie la plus difficile dans l’élaboration d’Akira. Vous devez avoir tout le film sur le story-board. Vous ne pouvez pas le monter à votre guise comme une fiction normale. Le résultat final dépendait de cette phase. J’y ai dépensé une bonne partie de mon énergie, et j’ai attaché un soin particulier à la continuité, de manière à ce qu’Akira ne ressemble pas à un assemblage de séquences sans unités." 783 scènes illustrées en tout. Mieux vaut ne pas trop se demander combien de temps aurait duré le film si toutes les scènes abandonnées par Otomo avaient été animées, ça risquerait de faire grincer des dents...

Alors, entre deux parutions de la version manga, il s’occupe. Maintenant célèbre, il voit les propositions affluer. Durant l’année 1986 il passe à la réalisation d’un épisode de la série populaire The Labyrinth Story pour la télévision japonaise puis d’un court métrage d’animation, The Order to Stop the Construction, destiné à l’anthologie Manie-Manie produite par Rintaro, réalisateur du Harmagedon auquel contribua Otomo quelques années plus tôt. Une réalisation globalement décevante même si elle présente des qualités expérimentales certaines pour au moins deux films sur les trois. Le segment mis en scène par Otomo se passe sur une planète où les robots chargés de construire la base des futurs colons sont victimes d’un bug qui leur fait modifier les plans en un complexe tentaculaire hors de proportion, de sorte qu’un fonctionnaire maniaque et procédurier est envoyé pour intervenir. Si le côté technique de ce short reste sans faille, le propos y est beaucoup trop simpliste pour présenter un réel intérêt et l’humour, quoique bien présent, subsiste assez lourd en fin de compte. On peut s’en passer en se disant qu’Otomo a raté son coup, ou bien qu’il expérimentait en vue de peaufiner Akira.


Au même moment, il réalise aussi les séquences d’introduction et de conclusion de Robot Carnival, une autre anthologie mais autrement mieux fichue : elle a fait date et reste une référence du genre robot/SF sur le segment anime. Le travail d’Otomo, quoique tout à fait révélateur de son sens du réalisme et de son humour noir, reste assez superficiel, dénué de sens ou de profondeur. Le réalisateur s’explique : "Le concept de Robot Carnival vient du producteur. Mon segment ne concerne qu’une famille de lutins. Une masse énorme arrive et annonce le carnaval des robots. C’est le titre du film. Et il enflamme littéralement le village. Le titre Robot Carnival renvoie au premier épisode d’Astroboy (NDLR : de Tezuka) dans lequel un scientifique fabrique un androïde à l’image de son fils mort. C’est le seul rapport entre Robot Carnival et Astroboy".

Pendant ce temps, la production d’Akira se poursuit au studio de Mitaka, dans un fouillis incroyable : bureaux saturés, piles de feuilles de papier s’entassant sur les étagères, crayons et gommes jouant à cache-cache entre les bocaux de peinture et les feuilles de cellulo au milieu de tonnes de liasses de croquis préparatoires... Durant trois ans, pas moins de 70 personnes planchent sur l’adaptation d’Akira : les Japonais considèrent les films d’animation comme des films tout court, et Otomo ne déroge pas à la règle. Toujours soucieux de perfectionnisme, il choisit d’exploiter toutes les ressources du média pour donner un spectacle jamais vu sur ce support. À ses collaborateurs de se conformer à ses ambitions. Voilà pourquoi, techniquement parlant, ce film est un challenge pour tous ceux qui participent à sa réalisation. Explications du directeur artistique, Toshiharu Mizutami, à l’époque déjà vétéran de l’anime depuis plus de 15 ans (Lady Oscar, Cobra, Cat’s Eyes, etc.) : "Rendre l’immensité et la complexité de la ville était le plus difficile dans Akira. Pour montrer combien cette cité est immense, il fallait dessiner des milliers d’immeubles et de structures. Et pour obtenir un effet de profondeur, on devait utiliser la perspective. Dans ce cas, si les fenêtres au premier plan mesurent 3 millimètres, celles situées derrière doivent avoir un demi millimètre de diamètre, et celles du fond ne pouvaient être représentées que par un point ou une ligne. On avait aussi beaucoup de scènes nocturnes pour lesquelles on emploie le plus souvent des tons de bleus. Mais j’ai essayé des teintes inhabituelles en travaillant avec des rouges et des verts. Depuis toujours, je voulais tenter cette expérience, et Otomo m’a encouragé. C’est pourquoi je suis si heureux d’avoir été impliqué dans un projet aussi innovant et d’avoir travaillé avec un artiste progressiste comme Otomo." L’industrie de l’animation a beau être enthousiaste et créative, elle reste une industrie : ses délais sont toujours trop courts, ses staffs toujours en sous-nombre, ses marges de manœuvre toujours trop réduites, les exigences des sponsors toujours plus grandes,… du coup, les productions ont une nette tendance à se ressembler, suivant un syndrome semblable à celui des séries américaines. Et Mizutami s’y connaît : c’est seulement avec ce film qu’il peut expérimenter toutes sortes de procédés et de techniques jusqu’ici jamais utilisés dans aucun anime par manque de temps ou de moyens. Un challenge qu’apprécie également le directeur de la photographie, Katsuji Mizawa (un autre vétéran de l’industrie, qu’Otomo rencontra sur la réalisation de Crusher Joe) : "La plupart des films présentent des scènes de jour, mais dans le cas d’Akira la plus grande partie de l’action se déroule de nuit. Ceci présentait plusieurs problèmes intéressants. Nous devions faire très attention et utiliser le bon appareillage photo pour obtenir l’effet désiré. C’était le souhait de Monsieur Otomo de faire un film globalement obscur ; c’est ce qui est le plus difficile à obtenir en photographie. J’ai donc fait de nombreux essais en superposant les dessins les uns sur les autres comme sur les décors de fond."


Responsable des couleurs, Kimie Yamano, partage aussi cette joie : "Le travail était différent de tout ce que j’avais connu. Surtout parce que le film se déroule de nuit. Si vous observez la luminosité, vous remarquerez la grande variété de tons. Beaucoup des 327 couleurs que nous avons utilisées sont inédites à l’écran. Il y a tellement de subtilité dans les variations que vous ne pourriez pas les remarquer sur un écran de télévision, mais au cinéma, une aussi large variété de couleurs, ça fait réellement une différence." 50 couleurs ont été créées pour ce film, du jamais vu. Bien plus qu’un studio de réalisation, ces locaux de Mitaka sont surtout un véritable laboratoire de recherche qui encouragent tous les essais, toutes les expérimentations dont seulement une fraction est visible dans le résultat final qui pèse 150 000 celullos photographiés chez Asahi Productions. Résultat : des perspectives entrecroisées absolument exactes, des architectures démentielles barrées de faisceaux de projecteurs flamboyant dans la nuit, une luminosité hyperréaliste à la subtilité rare... Le pari est réussi : on pense effectivement à Blade Runner et à son urbanisme devenu fou, où les kanjis au néon et les hologrammes illuminent les rues en clignotant, où les buildings se dressent jusqu’aux étoiles comme des blocs monolithiques et où les autoroutes suspendues au-dessus des ruines de l’ancienne cité s’étirent à l’infini dans les ténèbres. Voir Akira, sur grand écran de préférence, c’est se prendre une gifle monumentale.

Il y a quand même un bémol, il en faut bien un. Mais un seul. L’animation n’est pas exactement fluide : au lieu des 25 à 30 images par seconde nécessaires pour avoir une parfaite fluidité de mouvements, il y en a entre 12 et 15 en moyenne. Seul l’œil acéré d’un professionnel de l’animation peut noter ce genre de défaut … Cependant, un examen attentif permet de distinguer quelques erreurs d’animation ou de continuité, des faiblesses dans les détails qu’on voit assez fréquemment dans les séries TV au budget et au calendrier toujours serrés mais qu’il est plus surprenant de trouver dans un long-métrage pour le cinéma, et surtout celui-ci ; par exemple, quand Tetsuo se fraye un passage jusqu’aux quartiers des enfants mutants, on voit clairement sur un gros plan que son pied est bandé suite à une coupure due à un verre brisé, mais dans les séquences suivantes le bandage a disparu ; de même, vers la conclusion du film, alors que Tetsuo perd le contrôle de son pouvoir, on voit le Colonel se retourner et on peut constater que sa moustache n’est pas colorée, laissant apparaître la couleur de peau de son visage en-dessous. Enfin, l’animation du bus qui amène les jeunes cobayes au laboratoire de recherche, dans le flash-back, est plus que sommaire. La plupart de ces défauts se produisant vers la fin du film, on peut supposer qu’ils sont dûs à des problèmes de dépassement de budget ou bien à des retards dans le planning… si ce n’est à la fatigue accumulée par l’ensemble du staff tout au long de cette production d’envergure exceptionnelle. Mais tous ces détails restent assez mineurs pour passer facilement inaperçus.

Il n’y a pas que des images cependant, il y a aussi des sons, et de la musique. Et des voix. C’est un aspect souvent sous-estimé des productions japonaises, mais le doublage des animes y est considéré comme une partie fondamentale de la réalisation : les comédiens, appelés seiyuus, ont un rôle si important dans cette industrie que beaucoup d’entre eux sont des vedettes à part entière, avec leur propre fan-club qui comprend souvent de très nombreux admirateurs, au point que le destin d’une production est souvent lié à son casting. Les producteurs s’arrachent littéralement les meilleurs comédiens et des tollés se déchaînent souvent quand un seiyuu se fait remplacer par un autre dans le rôle de tel ou tel personnage pour la séquelle d’une production populaire ou pour son adaptation en film. Du coup, le doublage est un travail de fou sur ce projet, qu’Otomo supervise en personne : "Je trouvais que l’animation ici au Japon était devenue trop conventionnelle. Pour moi, les voix sont si importantes dans l’expression du personnage que vous pouvez saisir tout l’effet du film juste en écoutant les dialogues. Je voulais plus que ça. Au départ, j’ai commencé par auditionner plusieurs 15-16 ans pour divers segments du film, mais leurs voix me semblaient toutes les mêmes ! J’aurais dû faire plus d’efforts dans cette phase initiale. J’ai fini par utiliser beaucoup de nouveaux acteurs inconnus. Dans ce film, comme vous le savez, nous avons utilisé un système de pré-enregistrement. Ceci parce que j’attendais des comédiens qu’ils créent eux-mêmes le caractère de leur personnage. Cette approche m’a semblé meilleure que de dire à chaque acteur comment jouer." Il choisit donc de pré-enregistrer les dialogues en fournissant aux seiyuus les croquis du story-board au lieu des séquences animées pour la simple et bonne raison qu’elles n’existent pas encore à ce stade de la production. Pour cette performance, l’arme secrète s’appelle Quick Action Recorder, ou QAR. Explications du superviseur de la synchronisation, Keiji Urata : "Habituellement, l’animateur doit vérifier le lipsync lui-même, ce qui ne donne pas toujours le bon résultat. Mais quand vous utilisez cet ordinateur, vous pouvez tout vérifier sans avoir à financer le développement du film. De sorte que vous pouvez retoucher ou ajuster le timing pendant le pré-enregistrement. Ceci améliore vraiment le résultat final. C’est réellement une avancée significative et nous n’aurions pas pu la réaliser sans cet équipement. Si vous comparez le résultat avec un anime standard vous pouvez vraiment voir la différence. Nous pouvions aussi reproduire les mouvements du seiyuu alors qu’il jouait, ce qui donnait une animation très réaliste." Mitsuo Iwata, la voix de Kaneda, témoigne : "Pour moi, c’était une première. Je sais que le pré-enregistrement est souvent utilisé en Amérique, surtout chez Disney. Enregistrer les voix de cette façon me donnait l’impression de jouer dans une pièce radiophonique. Le résultat est étonnant. J’ai réellement l’impression que le personnage articule les mots avec ma propre voix. À ce niveau, Akira n’est pas vraiment un film d’animation. Vous pouvez utiliser chaque mot pour exprimer l’émotion que vous voulez. C’était vraiment une expérience fantastique, j’étais impressionné." Et Mami Koyama, qui double Kay, insiste pour louer la méthode d’Otomo : "Je pense qu’Otomo est un génie. Il ne nous a pas imposé son interprétation de sorte que nous devions apprendre par nous-mêmes ce qu’il attendait de ses personnages. C’était un vrai apprentissage ; pour moi, c’était l’élément le plus important du travail." Le responsable de ce département capital, Keiji Urata, déclare : "L’animation japonaise n’a pas tellement progressé ces dernières années sur le point des dialogues et de la synchronisation. Pourtant, si la synchronisation n’est pas parfaite, toute la séquence tombe à plat. Pour les voix, j’ai choisi des comédiens du théâtre No car je tenais à ce que les doubleurs donnent une véritable identité aux personnages."


Même la bande son, d’une qualité exceptionnelle, bénéficie d’une attention particulièrement soignée. Akira est le premier anime à bénéficier du système Synclavier qui produit une expérience sonore remarquable et propulse l’audience dans l’action. Le directeur des effets sonores, Shizuo Karahashi : "Ce film avait une bande son très complexe. D’autant plus que je devais apprendre à faire en travaillant dessus. C’était tout à fait différent de tout ce que j’avais fait dans le passé. Nous avons utilisé littéralement tout et n’importe quoi pour créer notre bibliothèque de sons. Au final, nous avons pu obtenir de très bons résultats sur cet aspect crucial du film. Je pense que c’était la combinaison de sons si différents qui a fait cette impression d’harmonie que j’espère que vous sentirez dans ce film. En fait, il y avait de l’harmonie tout au long de la production d’Akira ; tout le monde coopérait si bien que je suis sûr que le résultat vous plaira." On retrouve la même passion dans la composition de l’OST ; le compositeur Shoji Yamashiro s’explique : "Otomo m’a laissé créer ma propre musique. Je n’avais aucun souci quant aux délais d’achèvement de l’enregistrement, ni de problèmes de budget. J’ai travaillé dans le luxe complet. J’ai eu six mois, une réelle chance. La musique d’Akira m’appartient totalement. Personne n’est venu pour m’influencer." Le groupe folklorique du compositeur, Geinoh Yamashiro Gumi, se base tout entier sur l’idée que la voix est le plus bel instrument : c’est leur chorus qui donne au film cette présence si spéciale, qui étoffe d’autant plus l’incroyable richesse sonore du film. L’OST d’Akira est un moment magique et unique, qui a l’immense privilège de savoir décoller du film pour exister par lui-même. Ce n’est pas juste une bande originale, c’est une œuvre, une composition à part entière. On ne s’étonne pas, en l’écoutant, de savoir qu’elle a été composée avant même la réalisation du film. Écouter cette musique procure les mêmes sensations que la découverte du film : un véritable choc. Ce disque époustouflant ne laisse aucun répit, commençant par un rythme guerrier trépidant pour s’achever sur un requiem envoûtant. Les dix morceaux se suivent et s’entremêlent avec une fluidité étonnante malgré la diversité de leur composition : l’atmosphère qui s’en dégage procure une magie rare. Le rythme est éprouvant et la tension subit un crescendo magique de sorte que le premier morceau, d’une violence sonore extrême se situe littéralement aux antipodes du dernier dont la douceur est un voyage dans un autre monde. Les images se forment d’elles-mêmes à l’écoute de ce morceau unique d’où suinte l’apocalypse à chaque note dans ce calme étonnant qui souligne l’inéluctabilité de cette fin du monde. Les morceaux intermédiaires possèdent eux aussi une présence et une personnalité qui donnent à ce disque une dimension étonnante et rare ; chaque thème clef du film y est fidèlement rapporté : les personnages principaux, Kaneda, Tetsuo et Kay, l’effroyable mutation de Tetsuo et sa folie croissante, l’enfance dévastée, l’ultra-violence des combats à moto, l’atmosphère urbaine étouffante... On s’étonne, aux commentaires du compositeur qui affirme avoir élaboré cette musique sans aucune influence du réalisateur, de constater les points communs, le souffle, de la BO de Blade Runner, ce film qui inspira tant Otomo pour sa propre réalisation.

Bilan : 1 100 000 000 de yens. Soit à peu près 45 millions de francs de l’époque, et environ 7 millions d’euros. La qualité a un coût. Toujours.

Le film sort donc au Japon le 16 juillet 1988. Salles combles et explosion du box-office local. Mais surtout, révélation pour les étrangers : à travers des circuits toujours obscurs, tels que les cinémas d’art et essai, le bouche à oreille fait son boulot. Chez Marvel Comics, on connaissait déjà le phénomène depuis un certain temps et l’année précédant la sortie du film, le prestigieux éditeur américain s’était décidé à acquérir les droits d’exploitation du manga pour sa branche Epic réservée aux productions orientées vers un public mûr. Cependant, l’expérience est nouvelle : si des animes diffusés aux USA avaient déjà vu la publication d’adaptations papier (on pense à Transformers ou à Robotech), il s’agissait la plupart du temps de productions locales, faites par des artistes du coin pour l’audience du coin, et donc parfaitement adaptées à ce marché. De plus, la censure s’en mêle, évidemment. Du coup, la version US – la même que la première diffusée chez nous, sur le même format de fascicules maintenant devenus collectors – en plus de se retrouver considérablement éditée pour virer les passages les plus choquants, se voit aussi colorisée par ordinateur, un procédé qu’on pouvait qualifier d’expérimental à l’époque. Et peu importe l’immense qualité du travail de Steve Oliff, qui recevra un Eisner en 1992 pour ce boulot formidable, ou même l’implication personnelle d’Otomo sur cette version, les fans hurlent bien entendu au scandale. Mais ça ne change rien : la révolution Akira a maintenant commencé. Certains disent qu’elle ne s’est toujours pas arrêtée...

Après, tout va très vite. Le film est projeté le 17 février 1989 au Festival International du Film à Berlin, puis l’année suivante, le 19 octobre, à New York, pour une projection spéciale. En France, les éditions Glénat montent une co-édition avec l’Espagne et l’Italie et publient le premier numéro en mars 1990 alors que le film sort en salle un an plus tard, le 8 mai. Puis l’Allemagne, Hong-Kong, les Pays-Bas... Akira fait le tour du monde, et son auteur n’en revient pas : "Je suis surpris par l’accueil que l’Occident réserve à Akira, car je me suis spécifiquement adressé à un public japonais et non pas au monde entier." dit-il dans Mad Movies. Et dans un autre numéro du même mag’ : "Au départ, Akira a été conçu comme une bande dessinée pour la jeunesse. Puis on m’a demandé d’en faire un film. J’en fus très heureux car j’ai toujours aimé l’animation. Il m’était même arrivé de réunir plusieurs de mes BD pour en faire des courts métrages. Les personnages d’Akira se sont donc mis à bouger avant que j’en fasse de vrais comédiens. Quand j’ai commencé à adapter la BD à l’écran, je me suis dit : "Laisse faire tes protagonistes, laisse les se comporter comme ils le désirent". C’est sur ces bases que j’ai fait Akira, le film. L’animation a permis de donner une nouvelle dimension à l’histoire. Par exemple, la séquence de l’anéantissement de Neo-Tokyo est bien plus puissante quand elle s’enchaîne à l’écran. Quand vous la regardez sur le papier, elle n’impressionne guère." Et pourtant, le manga a fait une publicité incroyable au film. Un phénomène d’une ampleur sidérante : le manga était destinée à un jeune public et tout le Japon s’est précipité sur les albums, le film devait resté cantonné aux frontières nippones et il a fait le tour du monde en moins de quatre ans. Akira ne fait pas qu’exploiter les psychoses spécifiques au Japon, cette "Expérience Originelle" décrite précédemment, c’est aussi l’expression du malaise d’une génération à l’échelle planétaire.


Avec ses techniques graphiques inspirées du cinéma, Otomo a créé une œuvre certes dynamique comme tous les mangas mais aussi où le lecteur dépasse le stade du spectateur pour devenir un acteur : le texte réduit au minimum vital, l’auteur use et abuse des grands angles et des gros plans, des travellings et des panoramiques,… de sorte que lire Akira c’est rentrer dedans, en devenir partie intégrante, à la manière des films d’action toujours plus trépidants à l’époque ou des jeux vidéo dont la popularité explose auprès du jeune public à la fin des années 80 ; une audience qui s’est nourrie d’images mobiles plus que de lettres, au grand dam de ses géniteurs qui n’ont pas manqué de le lui reprocher avec plus ou moins de véhémence en nourrissant ainsi d’autant plus cette affection. Mais Akira est également une œuvre protéiforme, constituée d’une multitude de références si typiques de ce Japon "entre tradition et modernité" que s’y reflète donc l’ensemble des cultures de la planète : un Japon contemporain qui a tant et si bien absorbé la culture de son vainqueur – déjà considérablement métissée – qu’il en est devenu le miroir, et ainsi celui du reste du monde, où on ne peut que trouver une image familière en dépit des subtilités que l’œil de l’occidental peine à saisir, un reflet d’autant plus fidèle que ces nouvelles technologies dont la jeune génération est si friande (baladeurs, consoles de jeux, etc.) en sont devenues la marque de fabrique au succès planétaire, encore une fois envers et contre tous les parents de ces nations si fières de leur culture et de leurs traditions qu’elles les défendent souvent avec vigueur. De plus, au contraire de cette BD américano-européenne qui exploite rarement plus d’un seul sujet à la fois, Akira est aussi une sauce habile de genres et de thèmes : si c’est de la science-fiction, à travers une satire sociale fortement ancrée dans un "presque présent" où on ne peut que se retrouver, ainsi qu’une fable initiatique sur des ados accédant peu à peu à la maturité, soit un thème qui interpelle forcément la jeunesse, c’est aussi une représentation d’un ordre mondial vacillant qui préoccupe tout esprit rationnel ; on y trouve ainsi une espèce de "métaphysique" des questions fondamentales que se posent tous les jeunes dans leur peur de grandir – soit un écho de leurs préoccupations – entrecoupée de ce qu’il faut de comique, d’action et de tranches de vie – autant d’éléments classiques de la culture manga, et de recettes de son succès – pour s’assurer l’attention du public. Les personnages, enfin, motards délinquants ou clandestins en lutte contre un système policier, par leur complexité ou leur ambiguïté et par leur évolution tout au long du récit, donc par leur humanité ainsi que leur diversité, non seulement éveillent un écho dans chaque catégorie de lecteur mais s’inscrivent aussi en faux de ce cliché du héros dont le modèle prévaut à ce moment-là dans la grande majorité des productions européennes ou américaines sur le même support : en dynamitant les valeurs de la BD de Papa, Akira interpelle donc le jeune lecteur occidental en quête de rébellion contre un système qu’il juge toujours, par définition, trop étouffant.


Auteur : Guilhem
Source : JapanBar.net. Une version PDF de ce dossier peut être téléchargée en vous rendant sur leur site.

Le 24-02-2009 à 00:18:00 par : Guilhem

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